Séléné
Au commencement du temps était Noun, l’océan primordial. Insondable, incréé, faiseur de vie, et où tout retourne lors de la mort.
De sa propre volonté, en son sein s’instancia le dieu Solaire sous une forme triple : Khépri au levant, Râ au zénith et Atoum au couchant. Râ à son tour engendra Shou le sec et Tefnout l’humide. C’est de l’union de ces deux derniers que naquirent Geb, dieu de la Terre, et Nout, déesse du Ciel, mère de tous les astres.
Geb et Nout tombèrent amoureux l’un de l’autre et devinrent amant. Jaloux de leur union, Râ ordonna à Shou de les séparer : l’air se glissa entre Ciel et Terre, et créa l’atmosphère.
Nout s’arc-bouta alors autour de Geb, créant le firmament de son corps étoilé. Mais la douleur de la séparation resta intacte. De la colère de Nout résulta le tonnerre, et ses larmes tombèrent en pluie sur son bien-aimé. Celui-ci essaya tant bien que mal de s’approcher de Nout, sans succès. Les contorsions de son corps engendrèrent alors plaines, montagnes et vallées de la Terre.
Enfant, j’adorais me plonger des heures durant dans les légendes mythologiques. J’y trouvais, et j’y trouve toujours un grand réconfort lorsque mes repères vacillent. En particulier, les mythes fondateurs de la cosmogonie égyptienne résonnaient de façon particulière en moi.
Après avoir intégré l’idée que la Terre ne ferait plus de révolution autour du Soleil, le décompte du temps en années était devenu quelque peu absurde. Bien entendu, il aurait été possible de compter les jours et les années sans même apercevoir le Soleil grâce aux horloges atomiques. Mais cette idée, trop déconnectée d’une réalité dont on peut faire l’expérience concrète, semblait vouée à l’échec sur le long terme. Je me souviens d’un petit poème que j’avais écrit à l’époque, quand le Soleil n’était pas encore si éloigné et qu’il éclairait encore notre belle Lune :
Soir de Pleine Lune.
Parfois, le temps est courbe et tout nous semble déformé.
La nuit, les lignes et les ombres ne filent plus droit.
On s’en remet alors à la Lune pour avancer.
C’est cette décision de nous laisser guider par notre satellite naturel, cette compagne ultime, qui fut prise à une courte majorité lors du conseil planétaire. On choisit de passer à un calendrier lunaire. “Revenir à un calendrier lunaire” serait sans doute une formulation plus juste d'ailleurs, pour les nombreuses cultures qui avait déjà employé un tel système de par le passé. Mais cela ne fut pas si simple. D’abord parce que l’orbite de la Lune avait été elle aussi impactée, déformée par Némésis.
« Première lune post-mutation, 3è jour.
L'orbite de Lune s'est allongée pour devenir sensiblement elliptique. Elle s’approche donc de la Terre puis s’en éloigne, mettant environ 46 jours pour en faire le tour au lieu des 28 avant la mutation.
A l’image des solstices, on a convenu de baptiser “Lunastice” les points les plus extrêmes de l’orbite lunaire, qui désormais joueront le rôle des Solstices. Au Lunastice dit “d’été”, Lune est au plus près de la Terre, alors qu’elle en est éloignée au Lunastice d’hiver. »
Depuis la nuit des temps, les humains avaient toujours voué une admiration à cette dynamique de la relation Terre-Lune. Avec la modification de cette orbite, les choses allaient devenir encore plus riches et complexes. Je méditai un instant sur ces changements. Nous avions quitté un univers que l’on pouvait qualifier de “Solaire” pour entrer dans une période “Lunaire”. Aussi bien sur le plan symbolique que pratique, ce changement était considérable. C’était peut-être ça, la vraie Grande Mutation.
Il fallait maintenant redéfinir notre façon de compter le temps.
* * *
« On décida que le point de départ du nouveau calendrier serait le Lunastice d'été du 3 Mai 2075, il y a trois jours de cela, à savoir le point où la Lune était au plus près de la Terre. Une Lune (ou mois lunaire) équivaudra donc environ à 46 jours, l'intervalle de temps séparant deux Lunastices d'été. Pour le moment, la définition du “jour” reste d'une période de 24h mais on sait déjà que très vite, il faudra repenser ce concept car l'alternance jour/nuit est en train de s'évaporer. »
En effet, au bout de quelques mois notre “éjection” était déjà telle que la distance Terre-Soleil avait triplé, l'intensité lumineuse reçue du soleil était donc divisée par 10 environ. Ce qui était déjà considérable et préfigurait que nous allions tomber dans une nuit noire et perpétuelle très rapidement.
C'est alors que quelqu'un, quelque part, eu l'idée saugrenue d'utiliser la Lune pour nous éclairer et nous redonner un semblant de “jour”. On avait déjà évoqué l'idée de concentrer la lumière du Soleil pour la renvoyer, construire une sorte de miroir géant sur la surface lunaire. Mais si cette idée était déjà techniquement peu envisageable à l'échelle souhaitée, la vitesse à laquelle nous étions en train de nous éloigner du système solaire rendait le résultat très peu satisfaisant : très rapidement le flux solaire serait trop faible pour envisager être utilisé, même en le concentrant. Cela nous laissait cependant l’espoir d’un petit répit et c'était pour l'heure ce dont nous avions besoin pour intégrer tous les changements auxquels nous assistions.
Il me semble que c’est à peu près au bout d’un mois lunaire que surgit une idée incroyable…
* * *
Depuis les années 2000, l'humanité avait du faire face à un important problème de traitement des déchets, qu'il s'agisse de plastique, de pollution diverse, ... et surtout de déchets nucléaires. Vers 2050, on mis au point des sites d'enfouissement sur la Lune et un système périodique de transport depuis la Terre. Evidemment, cela ne faisait que déplacer le problème et au final ne satisfaisait pas grand-monde à part l'entreprise Lunaclear qui touchait de belles sommes d'argent pour se charger du processus et de l'exploitation des sites lunaires.
La Lune, tout comme la plupart des satellites des planètes du système solaire, était en rotation synchrone : elle tournait sur elle-même exactement au même rythme qu’elle se déplaçait autour de la Terre, et ainsi elle montrait à la Terre toujours la même face. On décida donc que les sites d’enfouissement seraient tous situés sur la face dite “cachée”. Officiellement, il fallait éviter que le premier venu puisse pointer un télescope dessus, pour des raisons de sécurité nucléaire. Evidemment, c’était également un moyen de cacher à la vue de tous ce que trafiquait Lunaclear.
Au bout de 3 ans, l'entreprise décida de changer la prononciation de “Lunaclear” (comme dans “nuclear”) en “Luna-Clear”, pour “lune claire”. D'abord pour une simple raison de rendre le nom plus acceptable pour toute une partie de la population. Mais aussi parce que ses ingénieurs élaborèrent une technologie utilisant l'énergie contenue dans les déchets radio-actifs, qui permettait d’éclairer la lune depuis sa surface.
L'idée était donc de rendre visible sa face cachée, en tous cas de l’éclairer.
Sur le coup, tout le monde pensa que cette idée farfelue n'avait aucun intérêt puisqu’on ne voyait jamais sa face dite “cachée”. Mais on se dit que si ça permettait de brûler définitivement les déchets, ce n'était peut-être pas une si mauvaise chose. La technologie avait été particulièrement bien pensée, optimisée de telle sorte qu'on arrivait à éclairer la surface cachée à un niveau de l'ordre des trois quart de la luminosité de la partie éclairée par le soleil, en utilisant très peu de déchets. Ce qui, paradoxalement, était problématique : on aurait aimé se débarrasser plus vite des déchets.
Mais Lunaclear avait vu un peu plus loin : les voyages spatiaux grand public autour de la Lune commençaient tout juste à se développer. Par “grand public”, il fallait tout de même entendre une fraction très restreinte de la population. L'idée d'éclairer la face cachée était donc de fournir un spectacle clair de lune garanti avec la Terre en second plan, en particulier pour la mode naissante des cérémonies de mariages lunaires. Lunaclear avait bien évoqué l’idée de généraliser son éclairage à la totalité de la surface lunaire, mais cela lui avait été interdit : les terriens voulaient continuer de voir de vraies phases de lune. On savait cependant que ça n’était qu’une question de temps avant que l’entreprise atteigne son but à grand coup de lobbying.
La mise en place du programme sur la face cachée pris environ douze ans. Il avait fallu sécuriser les sites d’enfouissement et construire les lunaphotes, ces projecteurs diffus automatiques qui généraient de la lumière à partir de la radio-activité, commandables depuis la Terre.
Mais en 2069, suite à trois très gros incidents de navettes consécutifs, les grandes fortunes changèrent d'avis sur les mariages lunaires. Lunaclear cassa ses prix et un public différent s'intéressa à ses offres mais très vite l'exploitation ne devint plus rentable et l’entreprise cessa ses opérations autres que le traitement de déchets. Ironie du sort, le dernier mariage lunaire en date fut célébré le 20 juillet 2069, exactement un siècle après nos premier pas sur l'astre.
* * *
Avec la grande mutation, on oublia les sites de déchets et les transports spatiaux, il y avait tant de problèmes plus urgents à régler. On oublia également l'entreprise Lunaclear jusqu'à ce qu'un de ses ingénieurs pense à “rallumer la Lune”. Il y avait là-bas suffisamment de déchets avec une technologie optimisée pour maintenir la surface cachée allumée durant a priori quelques millénaires, selon de simples estimations d'ordre de grandeur. Relancer le fonctionnement des lunaphotes depuis la Terre était a priori très facile. Si cela fonctionnait, nous serions face à une avancée gigantesque, ne serait-ce que pour le moral ambiant.
Lorsque l'ingénieur en question évoqua son idée au conseil d'administration exceptionnel de Lunaclear, celui-ci rapporta lors d’une interview qu’on l’avait stoppé net :
“ — Nous avons compris votre projet … Séléné, c’est bien cela ? mais enfin, quel intérêt y a-t-il à éclairer la face cachée aujourd’hui ? la Lune ne nous renverra jamais cette lumière sur Terre... Et quant à transporter les lunaphotes, déterrer puis enfouir à nouveau les déchets nucléaires sur la face visible, cela représente un travail titanesque d’une dizaine d’années a minima. Vous savez bien qu’on a cessé les vols spatiaux et que tous les crédits sont redirigés vers des solutions terrestres à l’heure actuelle. Cette idée non seulement ne résout pas le problème, mais elle est totalement inconcevable en l’état ! Par ailleurs, vous ne semblez pas comprendre qu’il y a des questions infiniment plus urgentes. Par exemple, on ne sait pas combien de temps nous tiendrons loin de la chaleur Solaire. Permettez-moi de vous rappeler que la température sur le globe a entamé une baisse alarmante, ne l’avez-vous pas remarqué ?”
J’interrompis un instant le flux de mes souvenirs de l’interview pour lever les yeux, perdue dans l’océan qui semblait flotter au dessus de moi. Je repensai à Nout, enveloppant Geb de son corps bleu sombre parsemé d’étoiles. Shou les avait séparé pour 360 jours, chiffre qui représentait l’éternité, le calendrier entier.
Selon certaines légendes, c’est le dieu lunaire Thot qui vint au secours des amants. Celui-ci avait le pouvoir de contrôler les rayons de la Lune, mais également ses phases, qui rythmaient la vie sur Terre. Il était donc naturellement considéré aussi comme le dieu du temps.
“Thot gagna aux dés une parcelle de la lumière de la Lune. Cette lumière lui permit de créer 5 jours supplémentaires, une phase hors du temps. Durant cet interstice, à l’abri des regards, Geb et Nout s’accouplèrent et engendrèrent Osiris, Isis, Seth, Horus et Nephtys. Le calendrier passa alors de 360 à 365 jours.”
J’étais frappée par la ressemblance avec le projet Séléné : l’idée d’éclairage lunaire, même si elle semblait plus poétique que faisable, avait pour but de nous offrir un peu de temps et de lumière. Nous espérions arracher quelques instants d’espoir et les utiliser pour créer la vie, engendrer des solutions.
Après l'affolement de la grande mutation, les gens se mirent à contempler très régulièrement le ciel comme je le faisais. Par peur d’abord. Dans l’espoir d’y déceler une solution ensuite. Devenue notre nouveau point d’ancrage, Lune prenait une forme plus ou moins grosse en fonction de sa position sur son orbite excentrique : au Lunastice d'été, proche de la Terre elle semblait gigantesque. Alors qu’elle semblait si lointaine lors du Lunastice d'hiver qu'au début, beaucoup étaient ceux qui pensaient qu'on la perdrait, elle aussi.
Mais presque personne n'avait remarqué un fait important : Lune n'était plus en rotation synchrone, à cause de la perturbation de son orbite. Suite au passage de Némésis, son orbite était suffisamment étirée pour qu’elle ne puisse plus tourner sur elle-même au même rythme qu’elle fait le tour de la Terre : pour une révolution, elle faisait un tour et demie sur elle-même. Elle présentait donc alternativement sa face visible et sa face “cachée”.
Thot, le dieu lunaire nous était venu en aide à sa façon, nous allions pouvoir arracher quelques rayons lumineux issus des phases de Lune et tenter de redéfinir un nouveau temps.
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« Deuxième Lune, jour 33.
Alors que la luminosité du Soleil ne cesse de diminuer de plus en plus vite et que le froid s’installe, nous venons de retrouver un semblant de rythme jour/nuit grâce à notre satellite naturel. Lunaclear vient de réactiver ses lunaphotes, ce qui nous assure une lumière bleutée lorsque, au cours de sa rotation sur elle-même, la Lune nous présente sa face dite “cachée”. De fait, nous découvrons une Lune nouvelle, et en particulier lorsqu'elle est au Lunastice d'été nous pouvons en admirer les détails, apprécier un paysage différent que la plupart d'entre nous n'avait jamais soupçonné auparavant.
Avec Lune, l'alternance jour-nuit est maintenant complexe : elle tourne sur elle-même en 31 jours environ (soit une résonance spin-orbite comparable à celle de Mercure, 3:2), alors que la Terre le fait aujourd’hui en 20h et une poignée de minutes. Cela implique des phases de Lune presque similaires à ce que nous connaissions avant la grande mutation. On a par ailleurs envisagé d’échanger les termes de face cachée et face visible mais il était devenu si habituel de penser que la face cachée était celle qui portait les lunaphotes qu’on n’en a rien fait.
On a convenu qu’une journée durait 20h et 6 minutes, la période de rotation de la Terre sur elle-même, puisque le rythme des variations lunaires est bien trop long pour qu’on s’y réfère au quotidien. Les passages en période de “Lune Noire”, lorsque c’est la face éteinte qui est tournée vers nous sont pour le moment difficiles à vivre : nous nous retrouvons dans l’obscurité durant plusieurs jours. De même que le passage à une journée de 20h pose des difficultés de biorythme, mais nous espérons commencer à nous adapter d’ici quelques temps.
La lumière provenant de Lune est bleutée, ou du moins nous apparaît comme telle, comme c'était le cas pour une nuit de pleine lune avant la mutation. Un peu moins brillante toutefois. C'est encore très perturbant de ne plus voir la lumière chaude du soleil et les dépressions mutationnelles se font vite sentir malgré les centres de soin et les dispositifs de luminothérapie.
La bluminosité.
C'est ainsi qu'on a appelé cette ambiance bleutée qui varie désormais subtilement sur des périodes de 31 jours, et nous baigne au gré des Lunastices. »