X/2074 F13 - NEMESIS

Jour 5, quelques lunes ont passé — Je commence à peiner d'en tenir le décompte, le temps s'écoule comme un liquide transparent mais visqueux, qui m’échappe et que rien n'entrave. Alors que je contemplais l'eau d'un petit lac en sous-bois, je repris la lecture du journal que j'avais tenu, peu après la grande mutation. Pour ne pas oublier, être en mesure de transmettre ces souvenirs. A qui, du reste ?

« Troisième Lune, jour 15 — 7 juillet 2075 de l’ancien calendrier solaire.

J'essaye ce soir de me remémorer les instants qui ont précédé la grande mutation terrestre. Cette appellation m'avait toujours semblé absurde, comme si elle signifiait que notre planète avait fait ce choix d'elle-même. Pourtant, elle n'avait fait que subir les perturbations d'astres extérieurs.

Mais peut-être que cette phase de mutation, d'adaptation prendrait bientôt un sens nouveau. Terre était maintenant en train d'évoluer, de son seul fait. Et nous aussi d'ailleurs, mais nous n'en avions pas le choix.

Quelques mois avant la grande mutation, une comète avait pris de court les scientifiques. On ne l'avait détectée que tardivement, vers la fin du mois de Mars. Venue du nuage d'Oort, du moins on le supposait, elle fonçait déjà à pleine allure vers le Soleil lorsqu'on la repéra. Némésis. Ainsi l'avait-on surnommée car elle nous apparu vite comme le symbole d'un châtiment pour les humains boursouflés d'eux-même que nous étions devenus. J'avais cherché à savoir pourquoi son nom officiel commençait par 'X', et je compris qu'il signifiait qu'on n'avait pas réussi à déterminer son orbite. On ne savait pas exactement d'où elle venait, ni où elle se dirigeait. »

* * *


Perdue dans mes pensées, je me surpris à sourire lorsqu'une bulle d'air remonta à la surface du petit lac. Qu'il subsiste quelques traces infimes de mouvement ici me rassurait. Je glissai ma main dans cette eau sombre, étrangement tiède, et replongeai dans ma lecture...

« Ses découvreurs s'étaient battus de toutes leurs forces pour imposer qu'on respecte la nomenclature en vigueur : ils voulaient qu'on affuble X/2074-F13 de leur nom. J'y voyais un signe ultime de notre infatuation : même face au désastre, l'égo des humains demeurait un ogre insatiable incapable d'évoluer, de lâcher prise. Cependant, très vite Némésis avait remplacé "Brett-Nakajima" un peu partout.

On ne savait presque rien au sujet de Némésis. Sa composition restait un mystère, on savait juste qu'elle était différente de toutes les autres comètes déjà rencontrées et analysées. Obscure, pas de panache, aucune évaporation. On en déduisit qu'elle ne comportait pas de glace ni de poussières, et qu'elle était très dense. Sa détection optique était assez improbable, mais on mesura d'infimes perturbations dans les déplacements de Jupiter et de ses satellites, et ce fut le point de départ de tout un tas de spéculations. Certains avancèrent l'idée qu'il puisse s'agir en fait d'un trou noir primordial, issu du moment de la création de l'univers. Il faut reconnaître que Némésis ne ressemblait tellement pas à une comète classique que l'hypothèse était séduisante. Mais on convint de garder l'appellation "comète" afin de ne pas trop effrayer le citoyen lambda.

Quoi qu'il en soit, après quelques semaines de calculs, d'études et de débats, les scientifiques finirent par conclure qu'un objet extrêmement dense et massif était entré dans le système solaire et suivait une trajectoire qui allait le rapprocher considérablement de Terre. Malgré les gros titres qui l'évoquaient, il n'était a piori pas question de collision.

Les brigades conspirationnistes martelaient qu'on nous mentait et que la gouvernance spatiale avait déjà préparé des navettes d'évacuation pour permettre à certains privilégiés d'aller rejoindre un projet de colonies sur Europe, en orbite autour de Jupiter. On avait en effet mis en évidence très récemment la-bas, que les océans liquides sous la couche de glace abritaient la vie sous forme de micro-organismes. C'est d'ailleurs le fait de scruter en permanence Europe qui nous avait révélé la présence de Némésis.

Cependant, la réalité était beaucoup moins optimiste que ce qu’avaient imaginé les férus de conspiration.

Tout d'abord, le projet de colonisation n'en était qu'à son point de départ, et même si les robots explorateurs envoyés sur Europe ne cessaient de nous apporter de bonnes nouvelles, il nous était à ce stade impossible de quitter Terre en masse pour aller s'installer dans un endroit encore si mystérieux.

Mais surtout, si une collision avec Némésis avait été rapidement et définitivement écartée, les calculs montraient qu'un phénomène tout aussi terrifiant allait résulter de son passage. »

* * *


Une feuille tomba lentement, et je la devinai jaune. Les couleurs s'estompaient un peu plus chaque jour, noyées dans ce bleu dont seules les phases de Lune modifiaient l'éclat. Un soupir sorti de mon corps, malgré moi. Ca n'était pas juste de l'air qui sortait de mes poumons, plutôt comme si mon corps tout entier soupirait, comme si chaque cellule essayait de se libérer d'un malaise plus profond. Je connaissais par coeur la phrase qui suivait dans mon journal.

« Progressivement, Némésis nous dévia. Elle dévia la trajectoire de Terre, et à tout jamais la trajectoire de l'humanité. »

Je refermai mon journal, pensive, perdue dans ce passé. C’est vrai, personne n'avait osé croire le résultat des calculs, mais les scientifiques été tombés d'accord sur un fait : Terre allait quitter son orbite. La suite du scénario n'était en revanche pas encore claire à ce stade. Selon certains modèles, notre planète allait entrer dans une orbite elliptique très allongée, qui résulterait donc en des hivers incroyablement longs et des phases d'été courtes mais intenses.

Pour d'autres, elle allait dériver dans l'espace en quittant la zone d'attraction du système solaire pour toujours. Quelle que soit la situation exacte, il fallait se préparer à des bouleversements incommensurables.

Au début, beaucoup étaient ceux qui pensaient que le changement d'orbite causerait une catastrophe immédiate, d'une incroyable violence, et que tout s'effondrerait. D'ailleurs, certains le souhaitaient, pensant qu'il était temps de mettre un terme à l'évolution-régression de l'humanité et juguler sa capacité à saccager la planète.

Mais la réalité ressembla plutôt à un Tsunami inéluctable, lent mais puissant, ravageant tranquillement tout sur son passage. Et bien entendu, des perturbations fortes et nombreuses se firent sentir au cours de l'été 2074. Terre vacilla sur son axe, les effets gravitationnels furent considérables, les marées se modifièrent, l'équilibre climatique fut encore plus précaire qu'il ne l'était déjà avant Némésis. La grande mutation commença.

Beaucoup d'espèces animales périrent, il n'en restait de toutes façon plus beaucoup avant le passage de Némésis. « La diversité humaine a remplacé la diversité des espèces biologiques : il y a tellement de minorités, de groupes crispés sur leur sentiment identitaire qui revendiquent leur droit à être séparés du reste de l'humanité aujourd'hui ... qu’on n'a plus besoin d'insectes ou de plantes pour assurer la bio-diversité, l'humain s'en charge tout seul ! », avait déclaré un éminent éthologue en se gaussant derrière ses petites lunettes rondes. Sa bonhommie n'effaçait cependant pas le sérieux de son propos.

Puis ce fut une période d'étrange stabilité. Le monde se tut, s'apaisa presque, à partir du printemps qui suivi. Je rouvris mon journal en revenant quelques temps en arrière.

« 12 Avril 2075.

Les scientifiques viennent de confirmer ce que tout le monde avait déjà intégré de façon plus ou moins consciente : d'après les observations collectées depuis un an et les calculs réactualisés, Terre est en train de sortir du champ gravitationnel du Soleil. Nous allons donc dériver dans l'espace, a priori indéfiniment ... avant peut-être de rentrer dans le champ d'attraction d'un autre système ... un jour.

Proxima du Centaure serait une bonne candidate, car nous semblons nous diriger dans sa direction, mais il est bien trop tôt pour le savoir, et de toutes façons nous sommes en train de spéculer sur des échelles de temps si considérables à l'échelle humaine qu'elle ne signifient pour le moment absolument rien. Nous avons bien d'autres questions à considérer pour l'heure. »

* * *


Les humains avaient toujours rêvé de construire un gigantesque vaisseau spatial rempli de ressources, qui pourrait les porter en dehors du système solaire. Ils n'avaient jamais réalisé jusqu'à ce jour qu'ils étaient en fait assis dessus. Terre était ce vaisseau. Mais, la question cruciale qui terrifiait tout le monde était de savoir comment nous pourrions survivre loin du soleil. Combien de temps avions-nous avant d'épuiser toutes les ressources dont nous disposions ? Etait-ce une affaire de mois, d'années ou de générations ?

C'est alors qu'une série de faits étranges se produisirent, dont certains pour lesquels je n’ai toujours pas d’explication à ce jour…


* * *


Notes :

  • La nomenclature de désignation des comètes est standardisée depuis 1995, elle prend la forme p/xxxx a yy - nom. A lire le très bel article en lien ci-dessous.

  • Sur les trous noirs primordiaux — Il s’agit d’objets hypothétiques, non encore mis en évidence. Une sorte trous noirs minuscules formés dans l’univers primitif, quelque secondes après le Big Bang, qui continueraient à s’évaporer tranquillement aujourd’hui. L’existence de tels trous noirs permettrait d’éclairer (haha ^^) un certain nombre de questions encore en suspens à l’heure actuelle.
    Par exemple, on a pensé qu’ils pourraient constituer au moins une partie de la fameuse matière noire, cf., hypothèse qui a été revue mais pas totalement écartée récemment.
    Par ailleurs, en étudiant les perturbations gravitationnelles au confins du confins du système solaire, on a plusieurs raisons de penser qu’il doit s’y trouve une planète géante (neuvième planète), qui orbiterait autour du soleil en 20000 ans. Problème : aucune observation directe n’a pu établir son existence à cette date. Mais récemment, deux physiciens ont émis l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’un trou noir primordial, ce qui expliquerait qu’on ne l’ait pas encore observé.

  • Sur Europe — Il s’agit d’un important satellite naturel de Jupiter dont la surface est constituée de glace, avec une température avoisinant les -150°C. Mais on pense qu’en profondeur, Europe recèle un vaste océan liquide de près de 100km de profondeur. Plusieurs observations semblent confirmer cette idée (geyser d’eau en surface, lignes de fracture de la glace,…).
    A l’heure actuelle, Europe est donc une très bonne candidate pour abriter la vie dans son océan et un projet ESA-NASA est en cours d’étude pour y envoyer une mission scientifique afin de tenter de détecter des bio-signatures. Le projet prévoit une arrivée sur Europe en 2030.

Liens :

La désignation des comètes — Site magnifique sur les comètes, réalisé par l’Observatoire de Paris.
Matière noire : la piste des trous noirs — article Pour la Science
Trous noirs primordiaux, ils ont réponse à tout — émission France Culture
Et si l’hypothétique planète 9 était un trou noir de la taille d’une balle de tennis  ? — Courrier International (lien vers l’article du MIT et Preprint
Arxiv dans le texte).
Europe — lien Wikipedia
La Nasa et l’ESA veulent chercher la vie sur Europe — Article Futura-Sciences