Gaïa
« Les arbres racontent que le Bouddha, après une stricte ascèse de plus de six années, était assis en méditation au pied d'un figuier. Les clapotis délicats de la rivière qui jouxtait le petit bois et la fraîcheur qui tombait faisaient de la fin de journée un moment apaisé et propice à l’introspection.
Doucement, les notes d'un luth s'envolèrent dans le ciel. Sur une barque se tenaient un professeur et son élève :
— Vois-tu, si la corde du luth est trop tendue, elle casse. Mais si elle ne l'est pas assez, alors aucun son ne peut en provenir.
On dit qu’à ces mots, le Bouddha devint la Madhyamaka, la voie du juste milieu. »
1er jour de la 57è Lune.
Souvent le matin je descends vers le petit lac en contre-bas et dans la contemplation de l'eau je puise le calme.
J'ai progressivement créé mes petits rituels journaliers. D'abord sur recommandation générale du conseil de médecine post-mutation : l'absence de rythme solaire entraînait de nombreuses dépressions, perte du sens de la vie et sentiment d'abandon chez quasiment tout le monde. De plus, le rythme de vie dans les quelques grandes agglomérations qui restaient était totalement chaotique. Là-bas, on ne tenait que sous l’emprise de la drogue ou de l'alcool.
Il était donc devenu primordial d'intégrer des cycles, des éléments qui rythment la vie au cours d'une journée, ou pseudo-journée devrait-on dire. Pour également rythmer la vie au cours du mois lunaire, on a créé de nombreux cercles de femmes, des groupes de rencontre réguliers. On y livrait plusieurs rituels standardisés, clef en main, qui semblaient fonctionner relativement bien pour la plupart d'entre nous, à condition de s'y conformer avec une discipline assez stricte.
Mais très vite, j'ai eu envie de façonner mes rituels personnels. Notamment pour les jours les plus critiques, quand mon moral décide de tourner le dos à la vie.
Ca vient en général au moment du réveil ou un peu après. Je la sens. Comme une ombre noire qui rôde dans le coin, pas loin de moi. Comme si je ne pouvais l'apercevoir que du coin de l'oeil sans jamais arriver à la regarder directement, droit dans les yeux. Et alors je sais. C'est une vibration négative encore insignifiante mais d'ici une heure ou deux, une simple pensée anodine ou un événement va l'amplifier. Elle va s'en nourrir puis prendra mon champ de conscience pour son terrain de “JE”.
Si je ne prends pas en main tout de suite les choses, je deviendrai bientôt un écrin de choix pour l'ombre noire et ses multiples tourments. Elle réussira à me faire sentir au choix : inutile, sale, méchante, insignifiante, ne méritant pas d'être aimée ... les options étant d'ailleurs cumulables.
* * *
Alors ces jours-là, les jours de brume triste, je descends vers le lac et m'allonge sur le sol, juste à coté de l'eau.
La chaleur qui émane des cycles de Gaïa diffuse dans mes flancs, je la sens vivante sous moi telle un coeur qui bat. J'ai essayé successivement plusieurs versions, d'abord assise, allongée sur le flanc gauche puis sur le droit.
Posée sur le flanc gauche, la résonance de Gaïa m'étouffait presque, elle pulsait fort en moi et me débordait. J'ai alors opté pour le flanc droit. C'est incroyable cette différence subtile mais bien concrète de sensation ... Chez les humains, le coeur n'est pas entièrement à gauche, juste légèrement décentré. Mais tout de même, le petit espace qui avait été créé entre Gaïa et moi permettait un apaisement et à la vibration de se structurer. Et moi, je me sentais devenir un espace de résonance. En me repositionnant sur le coté gauche pour vérifier, la résonance était de nouveau forte mais étouffée, étouffante, un bruit qui n'avait plus rien d'une onde douce, subtile et ordonnée.
L'élément principal de mon rituel se tient là, dans cette façon de créer un espace d’accueil en moi. J'ai appris petit à petit à écouter les diverses zones de mon corps, à ne pas les laisser s'engorger pour qu'elles soient toujours réceptives aux vibrations de Gaïa. C'est une façon de me nourrir, de me ressourcer.
La juste tension de la corde est en effet primordiale. Mais créer autour d’elle l’espace nécessaire pour qu’elle vibre l’est tout autant, et doit peut-être même précéder tout le reste. Plus tard, je comprendrai l'importance de préserver ces espaces subtils non pas seulement dans mon corps, mais plus généralement entre toutes choses pour les laisser résonner.
Entre les idées, les émotions, mais aussi entre les êtres.
* * *
« Je suis Nébula. »
J'ai à peine chuchoté ces mots ... peut-être les ai-je même seulement pensés. Et pourtant mon corps est parcouru d'une vibration qui semble se prolonger dans le sol, puis entrer dans le lac. J'effleure l’eau de la main, toute entière à mon geste. Elle est douce, tiède, nous approchons du lunastice d'été.
Alors je me tourne sur le dos pour contempler la voûte nuageuse au-dessus. La douce chaleur du sol se répartit maintenant uniformément en moi pendant que j'observe les variations subtiles de la bluminosité, la lueur bleutée provenant de Lune. Elle est énorme, proche de nous ces jours-ci. Je la sens presque battre en moi, elle aussi.
Main droite sous la nuque... Jambe droite allongée, gauche repliée, hanche ouverte sur le coté... Main gauche sur le ventre, juste en dessous du nombril, je la sens qui s'élève et redescend au gré de mes respirations.
Après une longue pause je retourne comme souvent près des ruines, à danser et guetter les sons. J’y suis maintenant totalement sensible. L’oreille posée contre les vieilles pierres, je perçois le murmure du passé, de cette civilisation remplie de joies, de plaintes, d’espoirs et d’errances. Comme en écho, je chuchote à nouveau mon nom vers les pierres, je leur parle.
Ces roches qui elles aussi se réchauffent au rythme de Gaïa, gardent-elles les sons gravés en leur sein ?
* * *
On n'a jamais vraiment compris. Jamais eu de certitudes sur la chaleur émanant de la Terre. Quand nous filions déjà loin du soleil, la température chuta d’abord progressivement, puis considérablement. Les lunaphotes nous avaient permis de garder un peu de poésie dans ce monde devenu noir : Lune, telle un phare tournoyant dans l'espace nous éclairait par intermittence. Mais sans une source de chaleur, il serait très compliqué de survivre. Bien entendu, nous avions des réserves de carburant et des moteurs. Mais on savait que ça ne tiendrait pas longtemps sans la puissance thermique provenant du soleil. Je me souviens que la terre commença à geler un peu partout, les lacs commençaient leur lente transformation en glace.
On pensa alors à exploiter intensément la géothermie, c'était notre seul espoir. Il fallait s'enfoncer dans le sol, se rapprocher du noyau. Serions-nous prêts à quitter la surface de notre astre définitivement ?
« Vingt-deuxième Lune. Les forages viennent de mettre en évidence quelque chose de très surprenant. La chaleur provenant du noyau de la Terre est au-dessus de la température prévue à ces profondeurs. D'ailleurs, certains tests en surface montrent également un réchauffement très net puisqu'on avoisine maintenant les 5°C en moyenne sur le globe. Il est encore trop tôt pour savoir si la chaleur va continuer de monter, auquel cas nous serons face à un sérieux problème. Un de plus. »
Cette fois-là, on a atteint les 12°C de maximum en surface. La température s'est ensuite stabilisée et a entamé une redescente. Puis elle remonta. Au bout de quelques lunes, à défaut de comprendre les détails, les scientifiques confirmèrent ce que tout le monde avait intuité :
« Vingt-huitième Lune, jour 13.
La chaleur issue du noyau de la Terre suit visiblement des cycles, qui sont en corrélation avec l'orbite lunaire. C'est très étrange et nos modèles ne permettent pas encore d'expliquer ce phénomène, mais la réalité est sous nos yeux. La chaleur semble se stabiliser pour atteindre des pics de 18°C quelques jours après le Lunastice d'été, et redescendre un peu en dessous de 0°C lors des lunastices d'hiver, avec quelques périodes de gel un peu après.
Parmi les tentatives d'explications cohérentes, la plus retenue est celle qui se base sur des sortes de “marées thermiques” au sein du noyau sous l'action de l'orbite maintenant étirée de la Lune. Lorsque qu'elle est proche, le mécanisme de marée entraînerait un accroissement de la chaleur. Puis, lorsque la Lune s'éloigne, on assisterait à une “marée basse” thermique.
La transmission de chaleur jusqu'en surface nécessiterait quelques jours, ce qui expliquerait le décalage par rapport aux lunastices. Malgré tout, on est très loin d'une théorie totalement étayée, et beaucoup y voient simplement un miracle d'ordre magique ou divin. D'ailleurs, “Gaïa” est de plus en plus utilisée pour parler de Terre.
Nous avons donc des saisons courtes, avec des transitions rapides : un cycle complet dure seulement 46 jours environ.
Mais on a découvert également une autre ondulation : Gaïa émet des sortes de “fréquences” différentes, à raison d'environ 5 pulsations par minute. Ces variations sont infimes, subtiles mais perceptibles, par exemple lorsqu'on s'allonge sur le sol. Et pour celles-ci, nous n’avons pour l’heure absolument aucune explication. »